Le pape François s’est livré le 17 mai dernier à une dénonciation extrêmement vigoureuse du «fétichisme de l’argent» au sein des hautes sphères économiques et financières comme nul autre pontife ne l’avait fait avant lui. « L’adoration de l’antique veau d’or» a été accusée par François de générer « la peur et la désespérance dans les cœurs », l’homme étant réduit à un « bien de consommation qu’on peut utiliser, puis jeter ».
Le fétichisme de l’argent n’est cependant pas l’apanage des 1%. La veille du discours papal, les soldes exceptionnels de Virgin ont été l’occasion de comportements qui témoignent d’une même idolâtrie. Des consommateurs qui se bousculent, s’écharpent, désossent les rayons et rudoient les vendeurs pour pouvoir glaner de grandes quantités de produits high-tech à prix cassés et les revendre le jour-même sur ebay avec une confortable plus-value. L’adoration du veau d’or est transversale à nos sociétés modernes, du haut jusqu’en bas.
Ces fétichistes sont-ils au moins… heureux ? Rien n’est moins sûr. L’obsession de l’argent ne fait en général pas bon ménage avec le bonheur. Les travaux en économie du bonheur, qui observent les liens entre les situations économiques personnelles et le niveau de bonheur auto-déclaré, montrent clairement que rechercher le bonheur par l’argent est un bon prédicteur d’un niveau de bonheur juste médiocre.
A cela deux raisons. D’une part, accorder une place prépondérante à l’argent implique d’accepter une évaluation externe de sa vie (la réussite personnelle est relative à celle des autres, dépend de la conjoncture et de la politique salariale de son employeur…), ce qui réduit la sensation d’autonomie, une composante essentielle du bien-être psychologique. D’autre part, focaliser sur l’argent provoque un effet d’éviction d’occupations connues pour être favorables au bonheur, par exemple les relations sociales et les expériences, au profit d’activités plus lucratives.
Les travaux expérimentaux sur l’amorçage des attitudes (le fait de présenter un stimulus préalablement à un comportement afin de le modifier) confirment d’ailleurs que l’individu qui est amené à penser à l’argent dérive alors vers des comportements plus autocentrés (travailler seul, épargner) et moins sociaux (donner, participer à des associations caritatives). Quand l’argent est dans les têtes, la «solidarité» devient alors une attitude «contraire à la rationalité financière et économique», conformément à l’analyse papale.
Il existe néanmoins un hiatus remarquable entre pays riches et pays en développement autour de ce lien entre l’importance accordée à l’argent et le bonheur. L’effet néfaste de l’obsession de l’argent sur le bonheur est beaucoup plus net dans les pays riches. A contrario, dans ces mêmes pays riches, la relation positive entre niveau de revenus et niveau de bonheur est moins évidente. La raison souvent avancée pour expliquer ces deux phénomènes est que les besoins primaires, ceux qui constituent la base de la pyramide de Maslow (les besoins physiologiques et de sécurité) sont déjà très largement satisfaits dans les pays riches. Dans ces pays, les individus aspirent à des besoins d’un autre ordre (de connaissance, d’esthétique, d’épanouissement personnel, de sens) qui sont beaucoup moins facilement accessibles par l’argent et bien davantage par des activités non-économiques comme l’apprentissage, les expériences culturelles ou spirituelles. Dans ces sociétés post-matérialistes, les plus riches continuent d’être les plus heureux mais l’écart de bonheur avec le reste de la population est réduit.
Le lot des habitants des pays riches est ainsi paradoxal: par leur environnement et leurs expériences, ils sont conditionnés à désirer plus de richesse mais leur richesse déjà acquise les fait aspirer à d’autres gratifications qui leur sont inaccessibles par l’argent voire sont incompatibles avec la quête d’argent. Ils évoluent en pleine dissonance cognitive, une situation que ne vivent pas avec autant d’acuité les habitants des pays en développement où les aspirations sont encore largement matérielles.
La centralité de l’argent impose un coût psychologique pour tous dans les pays riches, les fétichistes comme ceux qui les côtoient. Les premiers se retrouvent dans la situation désagréable de devoir constamment courir sur un tapis roulant, la progression de leurs revenus s’accompagnant irrésistiblement de la progression de leurs aspirations matérielles, avec la sensation que quelque chose continue de leur échapper. Les seconds subissent les externalités psychologiques négatives des comportements des premiers, à commencer par la frustration née de la comparaison défavorable des niveaux de revenus et de consommation et la dissonance entre leurs valeurs personnelles et les valeurs dominantes dans la société. Ainsi la facture sociale de la culture de l’argent, payée par les plus précaires et condamnée par le pape, se double-t-elle d’une facture psychologique que nous réglons tous.